Je dessine parce que je dois.
Je peux faire beaucoup de choses. J’ai un doctorat en chimie théorique, je parle 4 langues, je suis intelligente. Je sais faire des cafés, et les servir sans presque jamais les renverser ! Je suis souriante. Je suis curieuse, et je veux comprendre comment réaliser ce qu’on attend de moi. Je sais réaliser. Mais pourquoi ?
J’ai 34 ans (2018) et on me demande depuis 18 ans ce que je veux faire pour participer à ce monde. Tout, rien. Peu importe.
Je dessine depuis février 2018.
Je dessine parce que c’est la seule chose qui est évidente. Je sais réaliser un dessin, représenter ce qui m’entoure. Je rencontre mon monde et j’aime montrer aux autres à quoi il ressemble.
Quand j’effectue une tâche attendue, on est satisfait de moi. C’est la seule raison pour laquelle j’accomplis les tâches. J’obtiens une satisfaction personnelle éphémère lorsque je fais avancer la recherche scientifique, lorsque la plonge est propre, lorsque l’enfant a compris comment résoudre une équation mathématique. Puis je me perds, je m’agite et je recommence de nouvelles tâches. Tout cela n’a aucun sens. Faire à manger, puis nettoyer. Apprendre puis restituer. Comprendre puis expliquer. À l’infini ? Pourquoi ?
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Je dessine parce que l’accomplissement de la description du réel m’absorbe et le résultat me satisfait, à chaque fois, pour chaque dessin. Je dessine parce que l’irréel de mes dessins semble réel.
Et cela est suffisant. Il m’est évident que cela suffit. Je n’ai pas de compte à rendre sur les perspectives biaisées, les objets déplacés et déformés, les ombres manquantes, puisque tu reconnais ce monde, toi aussi, quand tu le regardes sur la feuille. Je n’ai pas d’amélioration à apporter. Cela existe, et cette existence suffit. Elle suffit à justifier pourquoi manger puis nettoyer. Pourquoi dormir, pourquoi se réveiller. Pourquoi accepter. À l’infini.
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À l’infini parce que les possibilités me semblent infinies. Pour commencer, un stylo et une feuille de brouillon. D’abord un canapé et son chien ; ensuite une chambre, un salon, une cuisine, une église, une terrasse, une usine, une salle de bain. Beaucoup d’espaces très différents, aussi différents que les gens qui les ont créés. Et puis des plantes. Tout cela sur des supports différents ; d’abord différents par leur texture : vieilles affiches, papier brouillon, papier Canson, blanc, beige, coloré etc. Mais aussi pour leur taille : principalement A4, A3 et 24 x 32 cm. Puis j’entame un travail de longue haleine en décalquant cinq dessins de format A4 sur un poster A0. L’idée est de laisser libre cours à mon imagination pour relier les 5 portraits. J’invente alors un monde dans lequel ces objets et meubles déformés définissent l’espace par des connections irréelles, déraisonnables. L’incohérence de cet « endroit » reste lisible et l’on peut s’y promener pour découvrir comment la vie s’y organise.
En parallèle, je poursuis un dessin entamé en mars 2018 sur un rouleau de papier crépon blanc. Je rencontre ce support par hasard, il traînait dans un coin chez des amis. Je me lance dans la description de ce salon, au milieu de la nuit. Je pourrais m’arrêter au canapé et coin cheminée, mais quel dommage de tronquer un support aussi grand, alors que la pièce possède encore trois coins et de nombreux recoins et niveaux différents ! C’est ainsi que je décide que ce rouleau sera recouvert d’une pièce entière… Après 6 mois de visites régulières, les 360° de meubles, murs et objets appartenant à cet endroit sont finalement décrits sur 3m40 de rouleau de papier crépon puis s’en suit une étape de sauvegarde du dessin… (voir article).
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Jusque là, les êtres humains ne peuvent figurer sur les portraits des espaces où ils vivent, étrangement… Mais pas tant ! Parce que les humains bougent… Et ils bougent vite contrairement aux plantes, et même quand ils dorment ils bougent. Pourtant arrive le moment de les regarder, de m’y intéresser. Je commence par le modèle le plus patient et le plus disponible : moi-même. L’indulgence avec laquelle je vis en permanence à l’égare de mes dessins, ma naïveté, me permettent de découvrir la violence d’un trait de stylo sur un visage sans vaciller. Au contraire, la joie m’envahit ! Ombres et rides subissent l’épaisseur de ce trait, la description que je fais de moi-même me vieillit et me rend masculine mais je m’en fous. Chaises et canapés restent dans mon cœur, pourtant ils doivent faire de la place…
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Dessiner pour moi, pour ceux qui croisent ma route. Dessiner des objets, des êtres vivants, des espaces en évolution; dessiner la vie, pour y exister de façon juste.